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Démodé

À chaque jour son échec. Noël LeBlanc marchait dans la rue en serrant sa dernière création contre lui: une longue robe rouge cerise avec des paillettes à la taille et sur l’ourlet. Il n’arrivait pas à croire ce que son patron avait dit seulement cinq minutes auparavant: «Qu’est-ce que c’est que ce déchet?! Vous appelez-vous vraiment un créateur de mode? Sortez de mon bureau et apportez-moi quelque chose que je puisse réellement vendre, idiot maladroit!» Comment pouvait-il dire une chose pareille à un employé? Découragé, Noël continua à marcher, chaque pas pesant plus lourd que le précédent. Peut-être que je n’ai tout simplement pas le talent nécessaire pour cette industrie, pensa-t-il.

 

«Excusez-moi monsieur, cherchez-vous à faire un don?» Les pensées de Noël ont été interrompues par une adolescente. Son ton était plat, comme si elle s’en fichait vraiment. Noël a levé les yeux ; il était à côté d’une soupe populaire. La fille ressemblait à n’importe quelle cliente de Zara, avec son style BCBG, bon chic, bon genre.  Elle devait être une bénévole, sans doute là pour ajouter une ligne sur son CV. Elle a soufflé une bulle de chewing-gum et l’a fait éclater. «Je comprends pourquoi vous auriez envie de vous débarrasser d’un tel vêtement.»

 

«Euh, c’est l’une de mes dernières créations. Je suis un créateur de mode pour Zara, mais celui-ci n’a pas plu.» Noël essaya de cacher la douleur dans sa voix, refoulant ses larmes. Il a omis de mentionner le fait qu’il s’agissait de sa trentième conception ratée.

 

«Ah! Je ne peux pas croire que vous soyez un designer. Quelle horrible robe! Un enfant pourrait en créer une bien plus belle en un rien de temps.»

 

Noël se raidit. «Eh bien, si vous voulez être impolie, allez-vous en. Laissez-moi!» Noël dit-il en accélérant le pas vers son appartement.

 

* * *

 

«Qui a besoin d’eux?» s’écria Noël, bouillissant. Après dix verres, il était ivre de rage. «Stupide Zara! Vêtements de malheur! J’en ai tellement marre de gérer tout ce stress!» Noël déchira les pages d’un magazine de mode en envoyant les restes voler dans les airs. «Et dire aussi que cette fille a eu l’audace de remettre en question mes créations?!» Noël jeta sa robe longue, ainsi que sa réserve de paillettes, de pompons et de fil. «Est-ce le genre de poubelle que vous voulez? Eh, bien !en voilà une!»

 

Attendez une minute!

 

Noël baissa les yeux sur le gâchis qu’il avait fait. La robe, autrefois délicatement confectionnée de ses propres mains, ressemblait maintenant à une monstruosité. Mais, comme le dit le dicton, les déchets de l’un sont le trésor de l’autre. Les yeux de Noël s’illuminèrent. Cela pourrait fonctionner…

 

* * *

 

Jacques Delamode, le patron de Noël chez Zara, avait l’air abasourdi. Sur son bureau devant lui se trouvaient des milliers de croquis, tous réalisés par Noël la nuit dernière dans une furie ivre, chacun détaillant des aspects de son idée révolutionnaire: une ligne de vêtements à faire soi-même. Jacques prit une gorgée d’eau. Il avait besoin d’un moment pour réaliser cette étincelle de créativité de Noël.

 

«Vous ne voyez pas monsieur? glapit Noël . «Cette ligne de vêtements va bouleverser la mode! Les designers n’ont jamais vraiment su répondre aux demandes du public, et maintenant ils n’auront plus jamais à le faire. Si les gens veulent concevoir leurs propres vêtements et tendances, nous pouvons simplement les laisser faire avec ça! Noël désigna une série de croquis. «Des patchs, des rayures, des images, entre autres, peuvent être collés sur les vêtements avec nos bandes velcro. Désormais, le consommateur peut créer son propre style et les designers peuvent se concentrer sur la fabrication de différents accessoires!

 

«Enfin, Noël, vous m’avez apporté quelque chose que je peux utiliser! Vous étiez si près d’être expulsé. Testons ce que vous avez trouvé.» Les mains de Jacques tremblaient légèrement en tenant les dessins. C’est étrange. Il n’avait jamais été aussi fébrile. «Et ne vous inquiétez pas des questions juridiques et des contrats. Je m’occupe de ça…»

 

* * *

 

L’idée de Noël connut un succès presque immédiat. Les gens se sont mis à acheter la nouvelle ligne de vêtements de Zara et à créer leurs propres styles. Noël était ravi; au bout de quelques semaines, partout où il regardait, il pouvait voir des gens porter ses créations. Les femmes portaient le modèle de robe slim noir uni avec des rayures arc-en-ciel attachables. Les enfants portaient des T-shirts avec des images de patineur qu’il avait créées pour les appliquer sur le devant ou le dos. Avec les médias sociaux, son idée s’était encore développée : les gens cousaient maintenant leurs propres créations et fabriquaient leurs propres accessoires. Les influenceurs de TikTok montraient leurs designs sympas et ceux créés par des fans qu’ils avaient trouvés sur Internet. Le bricolage des vêtements était la nouvelle tendance, le top du top! Depuis que le monde avait adopté son concept, Noël restait enfermé dans son appartement, continuant à travailler pour Jacques. Après environ un an de travail, Noël fut soudainement convoqué dans le bureau de Jacques pour une réunion d’urgence. C’était la première fois qu’il retournait au bureau depuis le lancement de l’idée.

 

«Noël ,» dit Jacques, «ça va être difficile pour moi de le dire, mais nous devons vous laisser partir.

 

«QUOI!» Noël a-t-il crié. Sa création, tout ce pour quoi il travaillait, lui était enlevée en un instant. «Pourquoi me virez-vous? J’ai fait votre best-seller! N’ai-je pas un droit légal à ma propre idée?»

 

«En fait, le contrat que vous aviez signé au début a donné tous les droits à Zara. Vous faites juste des accessoires et êtes remplaçable. Mieux vaut lire les petits caractères la prochaine fois. Jacques soupira. «Noël, vous fabriquiez de superbes accessoires, mais cette ligne de mode s’est développée au-delà de nos espérances. Mais réfléchissez une seconde: si les gens peuvent fabriquer leurs propres accessoires,  votre travail n’est plus nécessaire!»

 

La réalité a frappé Noël comme un camion. C’est vrai que quand il est entré dans le bâtiment, il n’y avait personne dans les studios. Ses amis créateurs ne l’ont jamais contacté. Il n’a plus assisté à des défilés de mode ni entendu parler de créateurs prometteurs. Il pensait que son produit aiderait à empêcher les designers d’être submergés par leur travail, mais il réalisait maintenant l’horreur de ses actions: il avait créé une ligne de vêtements qui rendait  sa profession complètement obsolète. Les vêtements de base bon marché peuvent être produits en masse et les consommateurs peuvent faire le reste. Embaucher des designers talentueux n’était plus du tout rentable.

 

Noël continua à marcher, chaque pas pesant plus lourd que le précédent.